Le vol de Salidar > R
L'homme se redresse, une fois de plus. Il s'imagine ailleurs, pour un instant, assis dans une chambre parfumée devant le miroir d'une coiffeuse, une pièce luxueuse où lui fait face un visage cireux, cousu de poils blancs. Son reflet de l'âge. Cette brusque montée de mélancolie lui arrache un sourire. Il ne sera ni roi, ni père, ni vieillard. Dans peu de temps, il sera mort.
Campé sur ses pieds, il peine à seulement tenir debout. D'ordinaire si légère, son armure est devenue une entrave à ses gestes. Une sueur âcre coule de son front et se mêle à la brume acide qui l'entoure, lui brûlant les yeux chaque fois qu'il s'efforce de les tenir ouverts. Son flanc droit, poisseux, reste le seul endroit de son corps qui ne soit pas une fournaise. A quelques pas de lui, un rire dément s'élève, un cri de victoire qui mue lentement en une litanie tout à la fois grave et stridente, marquée par un fort accent mulhandorien :
- Vois, Salidar ! Tes boyaux s'en retournent à la terre avant toi ! Ils sont pressés de connaître la saveur de mes épices, tes jolis boudins noirs. Sois sans crainte, humain ! Je les réserverai à des hôtes de marque.
A nouveau, le rire fuse, avant que son écho ne sombre dans un puits de haine.
L'homme est maintenant à genoux. Il tremble par longues saccades. Il ne sent presque plus ses doigts crispés sur le pommeau ciselé d'une longue épée dont la lame, couverte des symboles du feu, demeure pourtant terne et froide. Il sait que frapper est devenu inutile, que chaque blessure infligée à cet adversaire se referme aussitôt. Il sent sur lui l'haleine de la créature et s'étonne alors qu'il perçoit l'odeur entêtante d'une fleur. Une gentiane.
- Vois Salidar ! Tu verses tes dernières eaux. Tu es une catin qui accouche seule, à l'écart des siens. Pauvre guerrier ! C'est la mort qu'expulse ton ventre infécond.
L'homme replie sous lui ses jambes molles. Il lutte pour garder conscience, pour ne pas s'enfoncer dans ce corps qui se meurt. Le rire résonne, encore, au-delà de tout ce qui est humain. Il n'écoute plus. Dans un état second, il appelle un passé qu'il sait enfoui au plus profond de son âme. Ils viennent à lui sans qu'il attende, même une seconde, écartent le doute et repoussent loin de lui l'ombre du néant.
Il y a d'abord Akzat, la Montagne Blanche. Les autres se tiennent derrière, dans le souffle glacé de la steppe. On entend les pleurs d'Abazzi, la petite mère, les chants rauques de la vieille chamanka, l'odeur âcre du Feu des âmes. Puis c'est Ourzane qui se pose à son côté. L'homme sait que l'aigle comprend son souhait de ne pas aller sur le toit du monde. Il veut trouver ces pareils, ces étrangers qui portent son sang et que l'Arbre creux lui avaient supplié d'attendre. Les dieux veuillent que tu les rejoignes ! murmure la chamanka.
Le rire a fini par se taire. Ouvrant les yeux, l'homme croise le regard malsain du démon qui l'observe, intensément. Rendu inquiet par la quiétude de sa proie, le monstre ne prête pas attention à l'aigle qui s'incarne mystérieusement au seuil de l'éther.
Lorsque Ourzane déploie ses ailes, l'homme qu'on appelle Salidar le loup gris meurt dans le plus profond silence et la totale incrédulité de celui qui fut autrefois intendant de la déesse des tortures, Sakoul, Impérieux des abysses, démon des origines. Immortel.
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